J’écris ce texte
peu après la XIXème Rencontre du Forum de Sao Paulo, qui a réuni un millier de
militants latino-américains et caribéens, du 29 juillet au 4 août 2013, pour
débattre de deux thèmes: comment approfondir les changements et comment
accélérer
l’intégration régionale.
La rencontre
s’est tenue dans une conjoncture marquée par trois variables fondamentales: le
déplacement du centre géopolitique du monde, de l’Occident vers l’Orient; le
déclin de l’hégémonie des Etats-Unis; la crise internationale du capitalisme. Il
s’agit de processus en cours, à l’issue incertaine, qui peuvent encore tourner
à l’avantage des classes sociales et des Etats qui ont tenu le monde sous leur
hégémonie durant la période néolibérale.
Indépendamment de
leur dénouement, les trois variables citées créent un environnement
d’instabilité et de crises, sociales, politiques ou militaires, ce qui conduit
à la formation de bloc régionaux, y compris avec des instruments de protection.
Le continent américain
vit, en particulier, un conflit entre deux grands projets d’intégration régionale:
d’une part, le projet d’une intégration subordonnée aux Etats-Unis, symbolisé
par l’ALCA (Area de Livre Comercio das Americas – Zone de libre-échange des
Amériques), et, d’autre part, le projet d’intégration autonome, symbolisé par
la CELAC (Comunidade de Estados Latino-americanos e Caribenhos – Communauté
d’Etats Latino-américains et Caribéens).
Le projet d’intégration
autonome n’est pas, en lui-même, socialiste. Mais l’intégration est une
condition fondamentale pour le succès économique et politique d’une transition
socialiste. L’intégration permet de limiter les actions que mènent, de façon
permanente, l’impérialisme et les classes dominantes de chacun de ces pays
contre la gauche latino-américaine. L’intégration, d’autre part, crée une “économie d’échelle” et la “synergie” indispensables pour surmonter
les limites matérielles, productives, économiques, qui compliquent la
transition socialiste dans chacun des pays de la région.
Depuis 1998, les
forces favorables à une intégration autonome ont gagné les élections dans des
pays importants de la région. Mais, à partir de 2008, s’est amorcée une contre-offensive
des forces favorables à une intégration subordonnée aux Etats-Unis. Aujourd’hui,
nous connaissons une situation de « relatif
équilibre » entre les deux projets d’intégration (autonome et subordonnée).
Politiquement, une
situation d’équilibre relatif peut être favorable aux forces de gauche. Mais,
historiquement, une situation d’équilibre relatif favorise toujours les forces
qui représentent le status quo, puisque
l’équilibre signifie la continuité de l’ordre hégémonique qui, dans notre cas,
est encore capitaliste, dépendant et néolibéral.
En ce sens, il
est fondamental de chercher des voies pour continuer d’avancer. C’est là le
cœur des résolutions de la XIXème Rencontre, quand elles parlent d’approfondir
les changements et d’accélérer l’intégration; ou de chercher des victoires dans
le cycle électoral qui commence en novembre de 2013 (Chili et Honduras) et se
poursuit jusqu’en décembre 2014 (Bolivie); ou bien, encore, d’appuyer les
luttes sociales, les partis de gauche et les gouvernements progressistes de la
région.
Entretemps, pour
continuer à avancer, il faut surmonter des obstacles puissants, au nombre desquels
notre déficit théorique sur au moins trois plans: le bilan des tentatives de
construction du socialisme au XXème siècle; l’analyse du capitalisme du XXIème
siècle; et la stratégie socialiste, dans l’Amérique latine d’aujourd’hui. En
évoquant le déficit théorique, nous faisons référence à la fois à la nécessité
de dépasser les interprétations erronées et à la nécessité d’en construire de
nouvelles.
L’imaginaire de
la gauche latino-américaine est, au moment où est écrit ce texte, encore
fortement influencé par les paradigmes qui ont certainement beaucoup contribué
à ce que nous arrivions là où nous en sommes ; mais , dans le même
temps, nous créent des difficultés pour faire face aux défis présents et
futurs.
L’influence de
paradigmes puisant leurs origines dans l’idéalisme religieux, soit dans sa
version chrétienne, soit dans sa version « pachamamesque », est encore très forte. Ces influences en
amènent beaucoup à confondre marxisme et “machisme”,
comme si le “sacrifice” ou la “bravoure” pouvaient suffire à surmonter n’importe
quel obstacle.
L’influence du
mouvementisme et du paradigme révolutionnaire que représente Cuba 1953-1959, dans
une large mesure représentée par la figure du Che, reste également très forte. Enfin,
nous nous devons également faire face à une forte influence tant du
national-développementisme (y compris les “alliances
stratégiques” avec des secteurs de la bourgeoisie) que du socialisme d’Etat
(y compris dans sa difficulté à appréhender le rôle du marché dans la
transition socialiste).
Un de nos défis,
au plan théorique, réside dans la formulation d’une stratégie adéquate à la
période historique que nous vivons. Dans cette tâche, il est très utile
d’étudier deux expériences historiques et les débats qu’elles ont suscités :
le Chili de l’Unité Populaire (1970-1973) et la Chine des réformes (1978-2013).
Au sens le plus
large, la stratégie socialiste constitue le plan général de “campagne” que nous élaborons pour le
dépassement du capitalisme et pour la réalisation d’une société sans classes et
sans Etat, sans exploitation, ni oppression.
Si nous menons avec
succès cette “campagne ”, nous aurons
réalisé deux transitions:
a) une transition
du mode de production: du capitalisme au communisme;
b) une transition
d’ère historique: de l’ère de la société humaine divisée en classes, à une ère
de la société humaine non divisée en classes.
Bien sûr, cette "transition" sera une période
historique relativement longue: nous ne parlons pas même de décennies, mais
plus probablement de siècles. Il est correct de désigner avec des termes
différents l’objectif final (une société communiste) et la transition (le
socialisme). Si le socialisme est une période de transition, cela signifie
qu’il a un point de départ (le capitalisme) et un point d’arrivée (le communisme).
La transition consiste en un processus de socialisation de la production, de la
propriété et du pouvoir politique.
Une partie de
cette transition est en cours, d’ores et déjà, sous le capitalisme: il s’agit
de l’accroissement de la capacité de production, condition matérielle de base pour
l’existence d’une société sans classes.
Cet accroissement
de la capacité de production est ce que nous appelons aussi développement des
forces productives. En un mot: produire toujours plus, avec toujours moins de
temps de travail et de ressources naturelles. Les gains de productivité du
travail créent les conditions d’une société qui ne soit pas basée sur
l’exploitation du travail. Elle créé, de plus, la possibilité d’une société sans
carences matérielles.
La manière avec
laquelle le capitalisme développe les forces productive socialise le processus
de production. Comme le sait tout travailleur en usine, le processus de
production est toujours plus intégré, interdépendant, collectif et… n’a plus
besoin du capitaliste pour fonctionner.
Mais les
capitalistes existent et s’approprient la plus grande part de la richesse
produite par le travail. Plus que cela: le contrôle que les capitalistes maintiennent
sur le processus de production, fait que ce processus de production (et par
voie de conséquence, toute la société) souffre de crises cycliques. Ainsi, la
marchandisation et l’épuisement de la nature, produisent des crises environnementales
chaque fois plus sévères.
Pourtant, pour
que les possibilités (ou les potentialités) libératrices de la socialisation de
la production (survenues dans le capitalisme) deviennent réalité, il est
nécessaire de socialiser aussi la propriété, y compris comme condition
préalable à la satisfaction des intérêts du travail et de la nature. Pour une
production collective, une propriété collective; pour une production sociale,
une propriété elle aussi sociale.
Mais pour que la
propriété soit placée sous contrôle social, il est nécessaire de changer le
rapport de forces politique existant dans la société.
C’est pourquoi
nous pouvons dire que la transition socialiste a un point de départ politique (la
conquête du pouvoir par les travailleurs), un point d’arrivée politico-social (l’abolition
des classes et de l’Etat) et un paramètre (sans lequel parler de transition n’a
pas de sens): la socialisation progressive de la propriété, de la production et
du pouvoir politique.
Il se trouve que
le processus de développement capitaliste n’est pas homogène, non plus
qu’uniforme. Le degré de socialisation de la production est inégal, de pays à
pays, de branche à branche, d’époque à époque.
Il se trouve
aussi qu’il n’existe aucune corrélation directe, mécanique, entre stade de développement
des forces productives d’un côté et création des conditions nécessaires à la
prise du pouvoir par les travailleurs, de l’autre.
Au XXème siècle,
par exemple, les travailleurs ont pris le pouvoir précisément dans des pays à
bas niveau de développement des forces productives, ce qui les a placé dans la
nécessité d’utiliser le pouvoir de l’Etat non seulement pour "socialiser la propriété", mais aussi
pour "socialiser la production".
Voilà ce qui, dans les expériences du XXème siècle, a obligé les gouvernements
révolutionnaires à renoncer à des mesures de démocratisation de la propriété
privée (comme la réforme agraire) et/ou à des formes très proches du capitalisme
d’Etat.
Cependant, considérant
que la stratégie socialiste est le plan général de “campagne” que nous élaborons pour le dépassement du capitalisme et
pour l’implantation d’une société sans classes et sans Etat, sans exploitation
ni oppression, il convient de diviser ce plan général en deux parties:
a) la stratégie
qui vise à conquérir le pouvoir politique;
b) la stratégie
qui vise à socialiser le pouvoir, la propriété et la production, après la
conquête du pouvoir.
La première
partie du pouvoir peut être prise au niveau national. La seconde partie ne peut
être gagnée que sur une échelle plus large, régional et mondial. En dernière
analyse, ce qui différencie le socialisme marxiste d’autres courants est la
perception que le dépassement du capitalisme est un problème
historico-matériel, et pas seulement subjectif. Ainsi, tant la stratégie de
conquête du pouvoir que la stratégie de construction du socialisme doivent conduire
à prendre en compte deux questions cruciales: les formes de propriété et les
forces productives existantes dans chaque pays capitaliste.
Pour autant, ces
questions pèsent d’un poids différent dans chacune des “parties” de la stratégie. Par exemple, si le stade de développement
des forces productives avait été la variable déterminante dans la décision
stratégique sur la conquête du pouvoir, les travailleurs n’auraient dû prendre
le pouvoir dans aucun des pays où se déroulèrent des "révolutions socialistes" tout au long du vingtième siècle. D’ailleurs,
dans tous ces pays le stade de développement matériel, tout comme les relations
capitalistes, était extrêmement bas. Cependant et paradoxalement, ce fut grâce à
ces révolutions que le développement, en général, fut accéléré.
Donc, la politique
(rapport de forces, possibilités de succès, occasion offerte par la conjoncture,
lutte directe pour le pouvoir inévitable, risque d’être massacrés par la
contre-révolution au cas où le pouvoir ne serait pas conquis etc.) constitue la
variable déterminante dans la stratégie de conquête du pouvoir. Mais elle n’est
pas, prise isolément, la variable déterminante dans la stratégie de
construction du socialisme.
Pour que l’Etat puisse
transformer toutes les formes de propriété en formes socialistes, il ne suffit
pas d’accomplir une révolution politique. Il est possible de conquérir le
pouvoir dans un pays économiquement sous-développé. Il n’est, en revanche, pas
possible de socialiser pleinement le pouvoir et la propriété dans un pays
économiquement sous-développé.
La socialisation
du pouvoir et de la propriété requiert, en effet, d’avancer de pair avec la
socialisation de la production. Il est nécessaire de développer les forces
productives, ce qui exigera d’entretenir, pendant une période déterminée, des relations
capitalistes de production (d’ailleurs il est toujours bon de le réaffirmer que
l’exploitation capitaliste est un facteur fondamental dans l’accroissement de
la capacité productive de l’humanité).
Mais la politique
(au sens de la volonté) n’est pas suffisante en elle-même. Partir à l’assaut
des cieux ne remplit pas l’estomac, pas plus que la fermeté idéologique à elle
seule ne suffit à garantir la défense nationale. Bien entendu, ces thèmes se
présentent de façon différente dans les pays où le pouvoir n’a pas été conquis à
la suite d’une révolution, où l’on tente de construire un nouveau pouvoir par
une complexe guerre de positions (raison pour laquelle il est fondamental
d’étudier l’expérience chilienne 1970-1973).
Dans ces pays
aussi, il est fondamental que les gouvernements progressistes et de gauche latino-américains
et caribéens impulsent le développement productif. Mais il est tout aussi fondamental
de débattre de la nature de ce développement et de renforcer, de manière "disproportionnée", l’aspect
politique.
Le dilemme consiste
à savoir comment poser l’équation du développement nécessaire de la capacité
productive, avec la stratégie politique de conquête du pouvoir. Il est possible
de favoriser économiquement le secteur capitaliste privé et d’accumuler politiquement
des forces en faveur de la gauche socialiste; tout comme il est possible de
défavoriser économiquement le secteur capitaliste privé et «désaccumuler» politiquement, affaiblissant
la gauche socialiste.
La stratégie
connue sous le qualificatif “étapiste”
(d’abord l’étape de la révolution bourgeoise, puis l’étape de la révolution
socialiste), adoptée pendant longtemps en Amérique latine, ne prenait pas en
compte de façon adéquate le fait que les conditions pour la conquête du pouvoir
et les conditions pour la construction du socialisme ne se forment pas ensemble.
Espérer, dès lors, que les deux coïncident peut conduire à renoncer à la prise
du pouvoir (et, dans quelques pays, de renoncer au développement même des
forces productives).
Mais nous devons
aussi reconnaître que certaines stratégies “anti-étapistes”
commettent une erreur symétriquement opposée: la conquête du pouvoir, dans des
conditions d’extrême sous-développement du point de vue économico-matériel, génère
des tentatives de construction du socialisme totalement différentes de celles
que le mouvement socialiste imaginait. Elles ont pu connaître un certain succès
tant que prévalaient des conditions internationales qui n’existent plus
aujourd’hui.
Donc, si nous
devons récuser la stratégie “étapiste”,
nous ne pouvons ni ne devons récuser la problématique théorique qui pointe le
caractère central du développement des forces productives dans la mise en œuvre
d’une stratégie socialiste. C’est là un sujet où l’étude de l’expérience
chinoise (1949-2013) est fondamentale.
Entre autres
aspects, il s’agit de savoir quelle est la nature des forces productives,
quelle est la nature du développement que nous devons défendre. Quel est le rôle
que le secteur capitaliste privé peut ou doit jouer dans ce développement? Par
exemple, quant à l’élargissement de l’infrastructure économique, matérielle,
existant dans le continent latino-américain: dans les conditions actuelles, ne
peut-on y parvenir sans recourir de façon puissante au secteur privé. Est-ce là
ce que nous devons faire? Ou serait-ce une façon incorrecte de lier les tâches démocratiques
aux tâches socialistes? La réponse correcte exige la mise en équation du
nécessaire développement de la capacité productive (qui est un problème autant
tactique que stratégique), avec la stratégie politique de dispute et de
conquête du pouvoir.
Il s’agir de
prendre des mesures qui augmentent la force sociale et politique des classes
laborieuses; qui accroissent le poids du capitalisme monopoliste d’Etat, face
au capitalisme monopoliste privé; qui accroissent le poids du capitalisme démocratique,
face au capital monopoliste privé; qui accroissent le secteur public non-marchand
(politiques sociales universelles), face au secteur mercantile; qui accroissent
la forme productive du capital, face à sa forme spéculative. Enfin le nœud, le
centre de la question, est moins dans l’économie au sens strict, que dans
l’ensemble de l’œuvre.
Pour faire face à
toutes ces questions, aussi bien l’expérience chilienne (1970-1973) que
l’expérience chinoise (1949-2013) doivent être étudiées avec la plus grande
attention. Cette affirmation est loin d’être une opinion dominante dans les
théories révolutionnaires latino-américaines actuelles.
Dans le cas du
Chili, l’anniversaire des 40 ans du coup d’Etat sera une occasion d’approfondir
ce débat, en se focalisant sur la discussion de ce qui aurait pu être fait pour
garantir le succès de la construction du pouvoir populaire et du domaine de la
propriété sociale, proposées par l’Unité populaire.
Dans le cas de la
Chine, nous aurons besoin de lier la connaissance historique et le débat
théorique sur le “socialisme aux caractéristiques
chinoises ” avec la discussion tout aussi complexe sur les activités
économiques et le rôle géopolitique de la Chine dans le monde, en général, ou
en Amérique latine, en particulier.
De nombreux
secteurs profitent de la nature contradictoire du développement interne de la Chine,
ou encore de la nature contradictoire de ses investissements extérieurs, pour
critiquer l’ensemble de la stratégie de transition au socialisme. Il se trouve
que cette nature contradictoire (qui inclut le risque permanent de défaite) est
aussi un signal de vitalité et de succès potentiel, au moins pour ceux qui
croient que le communisme est le produit des contradictions et du dépassement
du capitalisme lui-même.
Mais, malgré tout
cela, nous sommes bien mieux placés aujourd’hui qu’en 1978, alors que très
rares étaient ceux qui comprenaient correctement ce qui était en cours dans la République
populaire de Chine, avec l’impact massif que cela aurait sur les prochaines décennies.
Moins nombreux encore étaient ceux qui comprenaient que l’expérience de l’Unité
populaire chilienne portait, malgré sa défaite, de grands enseignements
stratégiques. Aujourd’hui nous sommes en plus grand nombre à le mieux
percevoir, quand bien même nous avons beaucoup de travail théorique sur la
planche.
6 août 2013, Sao
Paulo, Brasil
Valter Pomar,
membre de la Direction nationale du Parti des travailleurs (PT, Brésil) et secrétaire
exécutif du Forum de Sao Paulo.
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